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 La crise brésilienne est la mousse superficielle d’un problème structurel plus profond, auquel la gauche n'accorde pas l'attention nécessaire. ”

Selon l’auteur du “Capitalismo e Colapso Ambiental” (Ed Unicamp, 2015), la gauche se trompe quand elle sépare l’agenda environnemental de l’agenda social, comme s’il était possible de mener le combat contre l’inégalité sans prendre en considération les conséquences suicidaires d’une politique productiviste qui conçoit de façon erronnée  la planète comme dépôt infini de ressources. “Préserver ce qui reste de la biosphère est devenu essentiel pour faire durer n’importe quelle société organisée”, affirme l’historien.

 

Ci-dessous l’intégralité de l’interview réalisée par Gabriel Zacarias (pos-doctorant USP/EHESS-Paris) et Fernanda Marinho (Post-doctorante Unifesp/musée du Louvre), tous deux membres du MD18, qui prolonge la série d'entretient mené par le Mouvement Démocratique du 18 Mars (MD18) avec de grands penseurs de gauche, disponible en portugais sur le Blog de Boitempo. Retrouvez le premier entretien Michael Löwy, ici, et la seconde avec Boaventura de Sousa Santos, ici.

Foto: Site du blog Boitempo

Luiz Marques est professeur au Departament d' Histoire (IFCH) de l'Unicamp. Il a publié plusieurs livres et essais sur la Tradition Classique et, plus récemment, sur la croissante dégradation anthropogène des écosystèmes parmi lesquels  “Brazil. The legacy of slavery and environmental suicide” (History of Nations, Londres, Thames & Hudson, 2012); et Capitalismo e colapso ambiental (Ed Unicamp, 2015), (trad. Capitalisme et Colapse environnemental). IL participe actuellement, avec la participation d'un collectif de professeurs de Unicamp, de la création du portail Rio+40, dedié à infomer, rechercher, debattre et mobiliser l'Académie autour des crises socio-environnementales contemporaines.

MD18 - Vous avez été militant politique et résistant pendant la dictature militaire au Brésil. En partant de votre expérience, que pensez-vous de la situation politique actuelle au Brésil? Est-il possible d’établir, de fait, un parallèle entre le Brésil post-64 et le moment actuel?

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Luiz Marques - Les parallèles sont toujours possibles et tentants, mais ne sous-estimons pas ce qu’a été le coup d’Etat de 64. Il a installé une dictature militaire qui s’est montrée, surtout après 1968, terriblement violente. Elle a dissout l’Assemblée Nationale, a créé des mécanismes spécifiques de répressions  conduits par l’Armée, en lien avec les autres dictatures latino-américaines et les États-Unis. Mais ce qui est aussi ou encore plus grave que tout cela, et souvent oublié, c’est que la dictature est également coupable du plus grave écocide jamais perpétré auparavant par le genre humain. Selon l’INPA  (L’Institut National de Recherche sur l’Amazonie) jusqu’au milieu du XXe siècle l’occupation humaine de l’Amazonie n'avait pas provoqué d'altérations significatives de sa couverture végétale. Ce sont les militaires qui ont déclenché la dynamique de la destruction. En 1992, sept ans après la fin de la dictature, la surface déboisée en Amazonie par coupe rase correspondait, d’après les données de l’IBGE (L’Institut Brésilien de Géographie et Estatistique), à 499.037 km2. En seulement 25 ans (1967-1992), la dictature et les gouvernements civils qu’elle a engendré – ceux de José Sarney (1985-1990) et de Fernando Collor de Mello (1990-1992) – ont détruit une surface de forêt presque equivalente à celle du territoire de la France.

 

Devant un tel tableau, le parallèle proposé avec le coup d’Etat parlementaire en cours est  compréhensible mais  la distance entre les deux phénomènes est incomparable. Nous assistons cependant à une sordide manoeuvre parlementaire, dans le but, jusqu’à maintenant sans succès, de circonscrire l’offensive du judiciaire contre le PT et de sauver sa propre peau. La coalition précaire qui dirige le pays aujourd’hui profite d’une profonde crise économique et de la démoralisation du PT pour tenter d’anuler les petites, mais significatives conquêtes sociales obtenues pendant les premières décenies du siècle. Elle va faire face sans doute rapidement à des difficultés insurmontables si l’on considère son immoralité, son impopularité et les conflits entre les groupes rivaux de cette coalition. Le duo Temer-Blairo Maggi va réaliser l’exploit d’être encore pire que le duo Dilma-Katia Abreu en termes de destruction de l'environnement. Cela dit, on ne peut pas comparer sa destructivité, aussi hideuse qu’elle soit, à celle de l’écocide perpétrée par la dictature, pour le simple fait que Temer ne peut pas passer par dessus la société, la critique internationale, la communauté scientifique et les institutions en général, vigilantes en matière de conservation de ce qui reste encore de l’Amazonie.

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MD18 - Pour certains commentateurs, la crise brésilienne actuelle serait la résultante d'une lutte de classe qui trouve son expression dans deux formes différentes de politiques publiques : d’un côté des politiques néo-libérales, de l’État minimal, et de l’autre, encore inspirés par le modèle du Welfare State. Êtes-vous d’accord avec cette vision? La crise environnementale provoquée par le capitalisme dont vous parlez dans votre livre “Capitalisme et Colapse environnemental” ne pointerait pas justement une limite de la politique du Bien-être social?

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LM - Pour répondre à la première question,  la vision selon laquelle la crise brésilienne actuelle reflète un conflit social, une lutte de classes est indiscutable. Ceux qui détiennent le capital luttent pour maintenir au moins leur participation dans la distribution des richesses nationales, une participation assurée en partie par le Welfare State. Cela est une constante sociale, même quand il n’y a pas de crise. Quand la crise s’installe, le conflit a une tendance à s’intensifier naturellement. Mais dans le cas du Brésil, nous devons faire face à l’évidence: comment peut-on imaginer une crise socio-économique et politique étrangère à la lutte de classes ?

 

Concernant la deuxième question, je ne crois pas que la crise environnementale signale une limite de la politique du Bien-être social. Au contraire. L'État-providence est fondamental pour la réduction de l’impact environnemental. Répondre aux besoins de base de 90% de l'humanité réduirait de façon significative l'impact humain sur les écosystèmes. Par exemple, en 2015, il y avait 2,7 milliards de personnes sans accès à l'infrastructure d'assainissement de base. Leur fournir cette infrastructure, la mission première de l'État-providence, entraînerait la diminution radicale, et non une augmentation de son impact environnemental.

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MD18 - Dans le même livre, “Capitalisme e Colapse Environnemental”, vous présentez comme des croyances fallacieuses deux positions couramment préconisées par les secteurs progressistes : la première dit qu’un capitalisme environnemental durable est possible et la deuxième que « plus nous produirons d’excédent matériel et énergétique, plus sûre (et heureuse) sera notre existence ». Ainsi, il serait nécessaire de rompre même avec la logique de croissance économique, ce que défendent ici en France certains groupes pro-« décroissance » et de « critique de la valeur » ? Ou encore, rompre même avec l’état technologique actuel, position défendue par les « anti-industriels » ?

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LM - La croyance en la croissance économique comme fin en soi est erronée. Herman Daly l’affirme bien : « le terme ‘développement durable’ (…) a un sens pour l’économie mais seulement s’il est compris comme un développement sans croissance ». L’idée d’une décroissance administrée remonte aux thèses de Nicholas Georgescu-Roegen sur les relations inévitables entre l’économie et l’entropie. Elle apparaît aujourd'hui comme la proposition la plus conséquente peut-être la seule efficace pour une société viable. Elle repose sur deux hypothèses et, sans leurs compréhensions adéquates, elle peut sembler absurde. La première dit que la décroissance économique, loin d’être une option, est une tendance inexorable. Nous sommes déjà en croissance à l'échelle internationale, à des taux beaucoup plus faibles que celles des années 1945-1973 et cela va continuer à diminuer considérablement dans un avenir proche, parce que nous épuisons les ressources minérales, l'eau et les systèmes biologiques, et parce que nous déstabilisons les paramètres environnementaux. La croissance anémique, voire négative, est maintenant la nouvelle normalité du capitalisme. Les quelques pays qui ont encore des taux de croissance élevés sont victimes de goulots d'étranglement environnementaux qui imposeront bientôt également à leurs tours des goulots d'étranglement économiques. Conscient du fait que l'illusion productiviste conduit nécessairement à la faillite de la biosphère les partisans de la décroissance se rendent compte qu'une diminution dirigée serait le seul moyen d'éviter un effondrement de l'environnement, qui sera d’autant plus brutal et mortel s’il  est retardé.

 

Deuxième hypothèse: la diminution dirigée est essentiellement anticapitaliste. L'idée de la décroissance dans les étapes du capitalisme a été précisément définie par John Bellamy Foster comme un théorème d'impossibilité. Un malentendu tenace doit être dissipé: la décroissance dirigée n’est pas une proposition de réduction quantitative du PIB. Elle préconise une redéfinition qualitative des objectifs du système économique, qui devrait passer par l'adaptation des sociétés humaines aux limites de la biosphère et des ressources naturelles. Cette adaptation implique, bien sûr, des investissements dans les zones mal desservies et dans les pays de l'infrastructure de base et, en général, l’essentiel de la croissance économique à la transition vers des énergies et des transports d’un impact environnemental réduit. Mais il s’agit d’investissements situés, vectorisés et orientés vers la réduction des impacts environnementaux (infrastructures d’assainissement, l'abandon de l'utilisation de bois de chauffage, les transports en commun, etc.) ; Pas d’une croissance pour la croissance. Serge Latouche explique le lien entre la décroissance et le dépassement du capitalisme : «Le mouvement de la décroissance est révolutionnaire et anticapitaliste (Et même anti-utilitariste), et son programme, fondamentalement politique "

 

Concernant la deuxième partie de la question, la décroissance n’est pas technophobique. Il faut éviter ce malentendu qui consiste à attribuer la crise environnementale à la technique comme si elle était une instance d’origine. La technique est l'objectivation d'une faculté inhérente à toutes les espèces et à une échelle beaucoup plus grande que la nôtre. Il semble impossible, d'ailleurs, de séparer de façon chirurgicale votre main bienfaisante de son côté nuisant. Plus que jamais, de toutes façons, sa progression est maintenant essentielle et, pour la transition urgente vers une société à faible impact sur l'environnement, il faudra une accélération de l'innovation technologique. Mettre l'ingéniosité humaine au service de la diminution de la pression anthropique sur la biosphère - au lieu de la garder aveuglément attachée à une pulsion accumulative, anachronique et dysfonctionnelle - telle est la question incontournable, qui définira un nouvel ordre du jour et un nouveau spectre politique idéologique, inconcevables tant que nous vivrons sous l'illusion selon laquelle nous pouvons grandir en mode illimité.

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MD18 - Dans ce contexte, comment situer la crise politique brésilienne? Nous nous retrouvons devant la déposition illégitime d’un gouvernement de gauche, mais dont le projet ne représentait pas une rupture avec la logique de l’accumulation capitaliste. Considérant les limites écologiques du capitalisme, comment pouvons-nous nous positionner devant le projet productiviste de la gauche brésilienne? Les projets de risque environnementaux tels que l'exploration de « pré-sal » peuvent encore être utiles si les gains sont convertis dans des politiques publiques pour lutter contre les inégalités? Ou cela demeure juste une illusion ?

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LM - La crise brésilienne est la mousse superficielle d’un problème structurel et profond, auquel la gauche ne donne pas, à mon avis, l’attention nécessaire. La défense du monopole du pré-sal par la Petrobras est un excellent exemple de la perte de la gauche. Comme si le pétrole de la Petrobras émettait moins de gaz à effet de serre … La gauche devrait  être en train de se battre, c’est son devoir, pour la fin du tout pétrole! Le consensus de la droite selon laquelle la croissance économique continue est la condition pour être une société sûre et prospère, a également été approuvé par la majorité des associations de gauche ou de celles qui se présentent ainsi. Les partis sociaux-démocrates, les socialistes et les anciens communistes en Europe et en Asie, ainsi que le PT au Brésil, non seulement intègrent ce consensus, mais revendiquent une plus grande compétence que les gouvernements supposés à droite pour garantir des taux plus robustes de croissance économique. Ils sont plus ou moins compétents, mais est-ce vraiment important? La caractéristique la plus distinctive du capitalisme au XXIe siècle est la tendance à la dévastation de l'environnement. Devant une telle tendance déterminante de notre siècle, sauver ce qui reste de la biosphère est devenue la condition sine quoi non, non seulement du progrès social mais  de la simple préservation de toute société organisée.

 

Ne réalisant pas la nouveauté radicale de la situation historique actuelle et moins encore de sa gravité, la majorité de la gauche, y compris le PT,  dissocient encore l'agenda social de l'ordre du jour écologique, réservant à celui-ci un espace secondaire dans leurs politiques et leurs programmes , afin de ne pas les disqualifier comme un stratagème de la domination impérialiste, comme dans la fameuse lettre d'Aldo Rebelo à Marcio Santili le 15 Juillet 2010, intitulée « la tricherie environnementale", une lettre qui stipule que: «le mouvement international de l'environnement n'est rien d'autre dans son essence géopolitique, qu'une tête de pont de l'impérialisme”. Cette position négationiste du PCdoB (Parti Communiste du Brésil) définit à la perfection la politique environnementale du gouvernement de Dilma Rousseff qui se présente, par ailleurs, comme presque identique à celle du Parti Républicain des États-Unis.

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